Gravet, C. Lievois, K. (Eds.). (2020). La littérature francophone belge en traduction.
Parallèles 32 (1). https://www.paralleles.unige.ch/en/tous-les-numeros/numero-32-1/ (pp. 207)
S’il est vrai que la
traduction est souvent considérée comme un signe de reconnaissance vis-à-vis de
l’auteur ou de l’ouvrage traduit, il n’en reste pas moins que, depuis toujours,
la littérature francophone belge en traduction a eu du mal à trouver sa place dans
la circulation internationale des littératures. Pendant longtemps, la relative invisibilité
de cette littérature traduite a également déterminé son statut d’objet d’étude secondaire.
Toutefois, depuis quelques décennies, les « littératures mineures » sont
étudiées (en traduction ou non) par un nombre croissant de chercheurs issus de disciplines
diverses, parmi lesquelles la traductologie occupe une place significative.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la parution du numéro thématique
« La littérature francophone belge en traduction », publié en avril
2020 par Parallèles, la revue éditée par la faculté de traduction et
d’interprétation de l’Université de Genève. Le numéro a été coordonné par
Catherine Gravet (Université de Mons, Belgique) et Katrien Lievois (Université
d’Anvers, Belgique). Cette publication comprend dix études de cas, complétées
par une introduction substantielle des deux éditrices et peut être vue comme la
suite du volume Traduire la littérature belge francophone. Itinéraires des
œuvres et des personnes (2016), dans lequel Béatrice Costa et Catherine
Gravet avaient initié une réflexion sur ce sujet.
Dans le présent numéro sont
étudiées la réception et la traduction de la littérature francophone belge en
tchèque (Jovanka Šotolová), en suédois (Mickaëlle Cedergren), en danois
(Lisbeth Verstraete-Hansen), en chinois (Kevin Henry et Yunfeng Hao), en
néerlandais (Kris Peeters), en grec (Titika Dimitroulia et Loïc Marcou), en
hongrois (Sándor Kálai), en turc (Sündüz Öztürk Kasar), en portugais (et quelques
autres langues, Rainier Grutman), et en italien (Catia Nannoni). Avec ce
volumineux dossier, les éditrices ont clairement atteint leur objectif de
prouver l’étendue de la littérature francophone belge en traduction et d’en démontrer l’intérêt. En dépit de
cette étendue, l’éventail d’articles confirme l’observation faite en introduction,
à savoir que, depuis longtemps les traductologues ont tendance à privilégier
« des auteurs et des textes canonisés » (p. 8). En effet, dans les
dix études de cas, l’attention est presque exclusivement dirigée vers des
écrivains connus tels que Hergé, De Coster, Maeterlinck, Eekhoud, et surtout,
Simenon, dont les traductions en grec, en hongrois et en turc sont étudiées
dans trois articles différents et dont le nom est cité plus de 300 fois dans
l’ensemble du numéro.
La variété des langues et
cultures d’arrivée pourrait donner
l’impression que les diverses contributions constituent un ensemble hétérogène ;
quelques constantes se dessinent toutefois. Ainsi, il convient de noter la forte
prédilection pour l’étude de la réception des auteurs francophones belges en
Europe. Les seules exceptions sont, d’un côté, la contribution sur la
traduction de Maeterlinck en Chine républicaine (Henry et Hao) et, de l’autre, l’article
de Kasar, qui se penche sur la traduction de Simenon en Turquie. La
prépondérance de la perspective européenne est-elle imputable aux préférences
personnelles des chercheurs, ou reflète-t-elle plutôt les limites géographiques
du rayonnement des écrivains francophones belges eux-mêmes ? Le choix de Henry/Hao
et de Kasar d’étudier la réception hors d’Europe s’explique en grande partie par
la biographie des auteurs étudiés : le prix Nobel a donné à Maeterlinck une
visibilité internationale, et les multiples voyages de Simenon en Turquie et en
Géorgie ont eu un impact sur l’intrigue de certains de ses romans, devenus
ainsi, au moins en partie, plus accessibles au lectorat turc.
Par ailleurs, il est
remarquable que tous les auteurs, à une exception près, se sont penchés sur la
réception d’un auteur ou d’une période dans une seule aire linguistique ou
nationale. Cette approche confirme certes l’ancien adage de Gideon Toury (p.
29) selon lequel « translations are facts of target cultures », mais
empêche en même temps une vue plus globale sur la réception des auteurs en
question. L’article de Rainier Grutman fait exception : en choisissant
pour objet de recherche Tintin, un des produits d’exportation les plus connus
de Belgique, une comparaison entre plusieurs contextes de réception semble s’être
imposée d’emblée. Grutman suit une structure chronologique et compare les
traductions de Tintin au Portugal et en Flandre (avant la guerre), en anglais
et en espagnol (après la guerre), et dans plusieurs dialectes locaux (de dates
plus récentes).
Un numéro spécial entraîne
inévitablement un certain degré d’éclectisme et d’hétérogénéité dans l’ensemble
du dossier. La longue introduction y remédie en bonne partie : les
éditrices ont fait un choix judicieux en proposant, au lieu d’une simple
énumération des résumés des articles, un texte synthétique dans lequel sont rappelés les principaux jalons de
l’étude de la littérature francophone belge en traduction. L’article constitue
un excellent point de départ pour tous ceux qui ambitionnent d’entreprendre des
recherches dans ce domaine : il passe en revue les principaux chercheurs
et perspectives traductologiques des trente dernières années, avec un intérêt
particulier pour la tradition systémique (Even-Zohar, Toury, Casanova, etc.) et
sociologique (Bourdieu, Heilbron & Sapiro, Latour, etc.). Les noms des théoriciens
cités réapparaissent dans toutes les contributions et ne sont que rarement mis
en question ou critiqués, ce qui inscrit le recueil dans un cadre de référence
méthodologique homogène.
Quels pourraient être les
objectifs d’un troisième volume consacré à ce sujet ? Plutôt que d’ajouter
d’autres études de cas à ce vaste projet de recherche, il importerait d’abord
de privilégier des questions d’ordre plus général et synthétique. Un tel
changement de perspective permettrait peut-être de fournir des éléments de
réponse à la question qui, selon les éditrices, subsiste, et que les recherches
dans le champ sont « loin d’avoir résolu[e] ».
« Les questions traductologiques ainsi posées sont-elles typiques de la
littérature belge francophone ? Et la situation, plurilingue et en périphérie
de la Belgique francophone, très spécifique, elle, engendrerait-elle des
questions de recherche particulières ? » (p. 10). Ensuite, si, comme
l’avancent les éditrices, « la littérature belge francophone fournit […]
un domaine d’application idéal pour évaluer les hypothèses de travail de la
sociologie de la traduction » (p. 12), il serait bon d’énoncer les conclusions
de ces évaluations. Enfin, si, plus
généralement parlant, « [l]’ensemble des œuvres francophones belges que
les traductologues peuvent soumettre à l’analyse offre à l’évidence de
nombreuses possibilités méthodologiques » (p. 10), ne conviendrait-il pas
d’examiner les apports potentiels, sur ce point, de domaines adjacents, comme
les études de réception, les cultural transfer studies, les publications
(dans les domaines anglophone et francophone) autour du concept de world
literature, etc. ? Ce faisant, de futurs projets aboutiraient non
seulement à une meilleure compréhension de la spécificité de la littérature
belge francophone en traduction, mais aussi, quelles que soient les aires
géographiques prises en compte, à une plus grande visibilité des études en la
matière ainsi que des auteurs et textes examinés.
References
Toury, G. (1995). Descriptive translation studies and beyond. Amsterdam/Philadelphia: John Benjamins.
Francis Mus
Université d’Anvers, Belgique